Batailles dans les corons

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Batailles dans les corons

Tantôt fatalistes, tantôt combatifs, les habitant-es regardent le projet urbain avancer. Reportage.

Lille, Libercourt, Hénin-Beaumont, Billy-Montigny et enfin Lens. Le train qui emmène dans le bassin minier est quasiment vide. Il file sur les rails entre les énormes champs de betteraves, les zones commerciales, les usines, les petits patelins de maisons Phénix, les terrains vagues et les terrils. Arrivée à Lens. La place de la gare a des allures de ville fantôme. Le « Buffet de la gare  » accoudé au hall d’entrée est fermé et à l’abandon. Idem pour « l’Apollo ». Inauguré en 1932, ce cinéma était alors le troisième plus grand en France après deux salles parisiennes. Fermé en 2000, les 10 000 m2 sont aujourd’hui murés.

Ancien fleuron de l’industrie minière, Lens est, depuis le début des années 1990 et la fermeture des dernières mines, un territoire sinistré. Le taux de chômage dans le bassin minier approche – et dépasse par endroit – les 15 %, devant la moyenne régionale et très loin du taux national (aux alentours de 10 %) [1]. À Lens, lors des dernières régionales, Marine Le Pen dépassait les 25 % et se hissait devant l’UMP. Lens, c’est aussi une terre de football. Culture de masse. Populaire par excellence. On peut le lire sur la ville : panneaux municipaux, bars de supporters, tout est aux couleurs du club, rouge et jaune, sang et or. Mais depuis 2009, une autre culture vient batailler le RCL sur les murs lensois : le Louvre.

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Un ancien centre culturel réhabilité abrite « La Maison du projet », lieu d’accueil et de réunion pendant la durée du chantier. Dessiné par les architectes du Louvre, le bâtiment blanc est un avant-goût des formes architecturales du musée : tous les murs sont incurvés et le bâtiment est lumineux. Ce vendredi c’est la « réunion des voisins », rendez-vous mensuel d’information sur les avancées du chantier. Mais pas de bol, l’architecte n’est pas là aujourd’hui, la réunion est annulée. Dans la salle d’exposition, un affichage sommaire informe sur l’histoire du Louvre, du site 9/9bis, présente les maquettes du musée, ses architectes et des habitant-es. Des petits reportages vidéo passent en boucle aux quatre coins de la pièce. Sur l’un d’eux, Daniel Percheron : « Le Louvre arrive. Bollaert n’est plus seul. La centralité de l’agglomération lensoise se met en mouvement. Nous allons construire une métropole de complément par rapport à la métropole lilloise. »

Quelques coupures de presse accrochées dans un coin de la salle traitent des aménagements du quartier. Elles témoignent également de l’inquiétude des habitants concernant les travaux. Juste en face de la Maison du projet, c’est la grande entrée du Louvre qui va s’installer en lieu et place de l’ancienne usine de confection Zins et du stade vélodrome Maurice Garin. Les habitants des rues Albert Maes, Bernanos et Paul Bert s’interrogent.


Vendredi, Coron de la bataille

Le vélodrome Maurice Garin est un petit stade de comparé au géant Bollaert, qu’on peut apercevoir des tribunes. Le concierge refuse de parler : « Je ne peux pas. Comme je fais partie de la mairie, j’ai un devoir de réserve, je ne peux pas parler. Je suis désolé.  » Le silence s’imposera souvent quand il s’agira de parler du musée [2]. Le 25 mai dernier, les élus lensois clamaient qu’aucune maison ne serait détruite. Dans la Cité 4, au bord de la longue rue Albert Maes, Paul est en train de décharger son coffre de voiture. Sa maison est juste en bordure du vélodrome. Il est méfiant : « C’est leur projet. Maintenant, il faut qu’ils aient les sous pour le faire. Moi, on ne m’a prévenu de rien du tout. J’ai dû user d’une astuce : après un coup de téléphone d’une société qui installe des panneaux solaires, je me suis dit : « si je téléphonais à la mairie ? » J’ai pris un rendez-vous. Ils m’ont toujours dit que je n’étais pas sur la liste des destructions pour le Louvre. Et dans l’après-midi même, j’ai reçu un coup de téléphone de l’EPF [Etablissement Public Foncier], l’organisme qui rachète les maisons, pour me dire que j’étais concerné. Ça fait quand même bizarre !  » Il continue : «  Le stade aussi s’en va, il ne reste plus que moi qu’il faut monnayer. Ils vont abattre un vélodrome qui, juste avant que le Louvre arrive, devait être agrandi pour en faire un vélodrome olympique. Quand j’avais entendu ça, je m’étais dit : c’est pas le moment de faire des travaux ; et puis c’est passé un peu dans l’oubli. Alors j’ai fait un conduit là derrière. Et pof ! Un an après : le Louvre. [Il se marre]. Donc ça fait dix ans que je suis emmerdé. Pourquoi ? Parce qu’il y a toujours quelque chose... C’est comme ça. C’est le progrès. C’est la mondialisation. C’est ce que vous voulez, ces saloperies qui ne servent à rien, sauf aux riches. » Ambiance...

En face de la rue, un alignement de maisons ouvrières. Jeanne a 87 ans, elle vit seule. Sur le pas de sa porte elle semble désabusée : « On n’a vraiment pas d’information sur ce qui va se faire. On ne sait rien. Si, ils organisent des promenades le dimanche... Ils ont même fait des grands tas de terre autour du chantier pour que les gens ne voient pas. » Les maisons, ici, ne seront pas touchées par l’esplanade du Louvre. Déterminée, elle explique : « Ici, ça s’appelle le Coron de la bataille, ça a toujours été le Coron de la bataille.  » Comme pour dire que s’il y en a une à mener, elle en sera. Plus loin, c’est Claudine : « On ne sait pas au juste ce qui va se passer, mais il va y avoir des travaux. Ce qu’on sait, c’est ce qu’on a vu dans le journal. Ça va changer... » Et le Louvre, alors ? « Le Louvre, on ira voir, une fois, pour voir ce que c’est, mais moi je ne crois pas que la ville avait besoin de ça. On n’est pas dans un coin où ça va marcher. Ça sera plus pour ceux de dehors, parce qu’on est quand même près de Paris. Mais enfin, si vraiment ça rapporte à la ville... On verra ça.  »


Mardi, cité du 12-14

Comme dans l’ensemble des cités minières, la Soginorpa [3], société qui possède et gère les 63 000 logements issus des compagnies minières des Houillères du Nord-Pas-de-Calais, possède l’écrasante majorité des logements de la cité du 12-14. Le 12-14 c’est un grand quartier du nord-est de Lens qui borde la Grande Résidence et ses tours et barres d’habitat social. La cité est composée de grandes maisons regroupant chacune trois logements, un abri à l’arrière et un jardin plus ou moins grand devant. Construites juste après la seconde guerre mondiale au pic de l’extraction charbonnière, elles témoignent de l’architecture et du confort de l’époque. Ce mardi, l’averse nous a surpris. La bonne vieille drache du Nord. Bravant la pluie, je parcours la cité. A l’entrée, les maisons alternent entre bon état et délabrement. Et puis très vite des rangées entières de maisons murées.


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La Cité devrait être concernée par le projet de construction « d’éco-cités  » d’Euralens. Mais aujourd’hui, c’est le maire de Lens, Guy Delcourt, qui veut, contre l’avis des soutiens à l’inscription de ce quartier au patrimoine de l’Unesco, raser plusieurs rues. Encore une fois le manque d’information est total. Personne, même pas les habitant-es présents aux quelques réunions d’information [4], ne peut expliquer ce qui arrivera à ces rues.

Tantôt locataires de Soginorpa, tantôt ayants droit [5], tantôt propriétaires, les habitants comptent bien défendre leurs maisons. Devant chez elle, on rencontre Marie. Elle est allée aux réunions d’information mais n’est pas plus avancée : « Une fois ils disent qu’ils vont raser les maisons, une fois qu’ils vont les rénover... Il y a des rues là-bas où les maisons étaient vraiment dégradées. Mais ma copine qui y habite dit : « Moi je ne déménage pas.  » » Une voiture se gare derrière nous. Guislaine Bonnevalle, syndicaliste, est l’une des dernières habitantes de la rue Cook : « Eh bien, écoutez, je m’en vais justement porter trois lettres recommandées à ces charmants messieurs pour qu’ils me donnent une réponse sur l’avenir de mon logement : Epinorpa, Soginorpa et le maire de Lens. Parce que c’est des maisons qui devraient être rénovées.  »

Guislaine et quelques autres mènent pour cela la bataille à un niveau juridique et institutionnel en jouant des dissensions politiques entre les acteurs du projet Euralens et l’inscription des cités minières au patrimoine Unesco. « Ces maisons doivent être réhabilitées mais pas démolies. On les doit à la sueur et au courage de nos parents mineurs et puis elles sont belles, c’est des très belles maisons. Les architectes des bâtiments de France et le maire écologiste de Loos, Monsieur Caron, qui a déposé le projet à l’Unesco, veulent sauvegarder le patrimoine minier. Au 12, c’est l’église, l’école, les maisons de maîtres. Ça représente le patrimoine minier. Mais Monsieur Delcourt s’oppose à ça parce qu’il a des projets de démolitions et de reconstructions en neuf. »

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Quelques maisons pillées tombent en ruine. Un argument tout trouvé pour demander la démolition et le départ des habitants. La technique est connue des urbanistes et décideurs – même s’ils ne s’en vantent pas. Elle a été appelée « bruxellisation  » en référence au désastre urbain et architectural qui a touché la capitale belge dans les années 1960-70. Pour les promoteurs immobiliers de l’époque, la ficelle était simple : laisser se dégrader lentement des quartiers entiers et raser ensuite d’énormes surfaces pour reconstruire selon les canons architecturaux de l’époque. « Des îlots entiers d’immeubles d’habitation étaient acquis et laissés à l’abandon jusqu’à ce que les derniers habitants fuient et que le permis de construire soit octroyé de guerre lasse.  » [6] Les promoteurs bruxellois ont laissé place au bailleur des mines et à la municipalité lensoise. Pour Guislaine : « Si ces maisons-là avaient été réhabilitées tout de suite comme c’était prévu il y a quatre ou cinq ans – on avait même eu les plans de reconstruction – ça ne serait pas dans cet état. Après Monsieur Delcourt en a voulu autrement. C’est une tête brulée. Mais comme l’architecte des bâtiments de France est une femme, elle va lui tenir tête, c’est parfait  ! [rires] C’est ça les femmes ! »


Mardi, Hôtel de ville

Sylvain Robert, premier adjoint au maire de Lens, reçoit dans son bureau au septième étage de l’Hôtel de ville. Dans la salle d’attente de sa permanence, tout le monde est là pour débloquer une situation de logement difficile. Un voisin assez énervé prévient : « c’est le bras doit du maire, un des seuls jeunes à la mairie.  » Et enchaîne : « Soginorpa comme la mairie, c’est que du piston. Moi ça fait sept mois que je demande un logement et en attendant, on est à six dans une maison avec deux chambres. » Une dame intervient : « Moi, ma fille m’a dit qu’il fallait aller voir Kucheida [7], parce que des maisons vides, il y en a plein. » Le clientélisme a l’air de marcher à plein régime dans l’attribution des maisons des mines. Et le voisin de reprendre : « Vous savez la seule chose qu’il reste à faire ? Vous prenez un pied de biche et vous faites sauter la serrure. Ils ont pas le droit de vous mettre dehors. Sauf qu’après vous êtes grillés chez Soginorpa. Mais il y en a plein qui forcent les maisons, plein... » Sur ces mots, notre tour arrive et les paroles de notre voisin nous reviennent vite en tête lorsque l’adjoint au maire invite à rentrer et déclare tout souriant : « qu’est ce que je peux faire pour vous ? » Pour nous ? Rien.

Dans son bureau, les réponses de l’élu socialiste sont brèves, sans détails et les sujets qui fâchent rapidement expédiés. Pour le vélodrome et l’usine Zins ? « On rase.  » Pour les habitants aux alentours ? « Tout ceux qui sont concernés ont été contactés. Après, s’ils n’ont pas été contacté... » Un silence qui en dit long. Et une explication mélange de langage technocratique et de cynisme : « Dans ce secteur, on est dans un périmètre de veille stratégique. S’ils sont vendeurs on discute, s’ils ne sont pas vendeurs on attend. Et après, vous savez, quand on commence à vieillir on regarde les choses différemment.  » Pour les maisons du 12-14, la réponse fuse : « Est ce que l’architecture vous semble remarquable dans ce secteur ? Dès qu’il pleut ça coule de partout, c’est plein d’humidité. Et réhabiliter, ça coûte trois fois plus cher.  » Pour lui, c’est clair, les maisons du 12-14 seront détruites : «  Il va y avoir des démolitions et des reconstructions sur les rues Brazza, Chaplin et Cook. » Il a sa petite idée sur les cités à rénover : « Moi j’ai toujours compris que la valeur patrimoniale c’était les briques et pas les parpaings de schiste. Je vois mal les touristes en arrivant au Louvre aller à la cité 12-14 alors qu’il y en a une juste à côté. » En guise de conclusion, sur le manque d’information aux habitants, il décoche : « Il y a eu des réunions publiques, des parutions dans la lettre d’information. Après c’est sûr qu’on n’a pas fait chaque porte pour dire attention ceci... Le projet est en train d’être construit donc de dire telle maison dans tel quartier va être démolie, ça n’est pas possible.  »


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Retour place de la gare, un énorme poster semble vouloir cacher un bâtiment délabré. Il scande : « Le Louvre en sang et or. Quand l’art s’invite au stade  ». On se doute que les instigateurs du projet tentent des opérations séduction auprès des supporters. Car le Louvre aura à s’intégrer dans le paysage urbain, culturel et social. C’est pas gagné.

Notes

[1] Rappelons-le – s’il est encore besoin : les chiffres officiels de chômage sont bidonnés par des tours de passe-passe comptables. C’est l’écart avec les moyennes régionales et nationales qui est significatif.

[2] De fait : sauf mention particulière, tous les prénoms ont été modifiés.

[3] Sur la gestion financière et les placements à risque de la société, lire : «  Au Nord, on spécule (mal) avec les maisons des mineurs  », rue89.com, 20 sept. 2010.

[4] Nous parlons bien ici « d’information ». Le mot « participation » ne sera prononcé à aucun moment de nos rencontres...

[5] Logements gérés par l’ANGDM, agence chargée de reprendre les obligations des anciennes entreprises (les Charbonnages de France notamment) envers leurs personnels actifs et retraités.

[6] fr.wikipedia.org

[7] Cumulard. Président de la Soginorpa, de la communauté d’agglomération Lens-Liévin et maire de Liévin.